Entre le 13 et le 16 août 1965, la population noire
de Los Angeles s’est soulevée. Un incident opposant policiers de la circulation
et passants s’est développé en deux journées d’émeutes spontanées. Les renforts
croissants des forces de l’ordre n’ont pas été capables de reprendre le
contrôle de la rue. Vers le troisième jour, les Noirs ont pris les armes,
pillant les armureries accessibles, de sorte qu’ils ont pu tirer même sur les
hélicoptères de la police. Des milliers de soldats et de policiers — le poids
militaire d’une division d’infanterie, appuyée par des tanks — ont dû être
jetés dans la lutte pour cerner la révolte dans le quartier de Watts ; ensuite
pour le reconquérir au prix de nombreux combats de rue, durant plusieurs jours.
Les insurgés ont procédé au pillage généralisé des magasins, et ils y ont mis
le feu. Selon les chiffres officiels, il y aurait eu 32 morts, dont 27 Noirs,
plus de 800 blessés, 3000 emprisonnés.
Les réactions,
de tous côtés, ont revêtu cette clarté que l’événement révolutionnaire, du fait
qu’il est lui-même une clarification en actes des problèmes existants, a
toujours le privilège de conférer aux diverses nuances de pensée de ses
adversaires. Le chef de la police, William Parker, a refusé toute médiation
proposée par les grandes organisations noires, affirmant justement que « ces
émeutiers n’ont pas de chefs ». Et certes, puisque les Noirs n’avaient plus de
chefs, c’était le moment de la vérité dans chaque camp. Qu’attendait,
d’ailleurs, au même moment un de ces chefs en chômage, Roy Wilkins, secrétaire
général de la National Association for the Advancement of Colored People ?
Il déclarait que les émeutes « devaient être réprimées en faisant usage de
toute la force nécessaire ». Et le cardinal de Los Angeles, McIntyre, qui
protestait hautement, ne protestait pas contre la violence de la répression,
comme on pourrait croire habile de le faire à l’heure de l’aggiornamento
de l’influence romaine ; il protestait au plus urgent devant « une révolte
préméditée contre les droits du voisin, contre le respect de la loi et le
maintien de l’ordre », il appelait les catholiques à s’opposer au pillage, à «
ces violences sans justification apparente ». Et tous ceux qui allaient jusqu’à
voir les « justifications apparentes » de la colère des Noirs de Los Angeles,
mais non certes la justification réelle, tous les penseurs et les «
responsables » de la gauche mondiale, de son néant, ont déploré
l’irresponsabilité et le désordre, le pillage, et surtout le fait que son
premier moment ait été le pillage des magasins contenant l’alcool et les
armes ; et les 2000 foyers d’incendie dénombrés, par lesquels les
pétroleurs de Watts ont éclairé leur bataille et leur fête. Qui donc a pris la
défense des insurgés de Los Angeles, dans les termes qu’ils méritent ? Nous
allons le faire. Laissons les économistes pleurer sur les 27 millions de
dollars perdus, et les urbanistes sur un de leur plus beaux supermarkets parti
en fumée, et McIntyre sur son shérif adjoint abattu ; laissons les sociologues
se lamenter sur l’absurdité et l’ivresse dans cette révolte. C’est le rôle
d’une publication révolutionnaire, non seulement de donner raison aux insurgés
de Los Angeles, mais de contribuer à leur donner leurs raisons, d’expliquer
théoriquement la vérité dont l’action pratique exprime ici la recherche.
Dans l’Adresse
publiée à Alger en juillet 1965, après le coup d’État de Boumedienne, les
situationnistes, qui exposaient aux Algériens et aux révolutionnaires du monde
les conditions en Algérie et dans le reste du monde comme un tout,
montraient parmi leurs exemples le mouvement des Noirs américains qui, « s’il
peut s’affirmer avec conséquence », dévoilera les contradictions du capitalisme
le plus avancé. Cinq semaines plus tard, cette conséquence s’est manifestée
dans la rue. La critique théorique de la société moderne, dans ce qu’elle a de
plus nouveau, et la critique en actes de la même société existent déjà l’une et
l’autre ; encore séparées mais aussi avancées jusqu’aux mêmes réalités, parlant
de la même chose. Ces deux critiques s’expliquent l’une par l’autre ; et
chacune est sans l’autre inexplicable. La théorie de la survie et du spectacle
est éclairée et vérifiée par ces actes qui sont incompréhensibles à la fausse
conscience américaine. Elle éclairera en retour ces actes quelque jour.
Jusqu’ici, les
manifestations des Noirs pour les « droits civiques » avaient été maintenues
par leurs chefs dans une légalité qui tolérait les pires violences des forces
de l’ordre et des racistes, comme au mois de mars précédent en Alabama, lors de
la marche sur Montgomery ; et même après ce scandale, une entente discrète du
gouvernement fédéral, du gouverneur Wallace et du pasteur King avait conduit la
marche de Selma, le 10 mars, à reculer devant la première sommation, dans la
dignité et la prière. L’affrontement attendu alors par la foule des
manifestants n’avait été que le spectacle d’un affrontement possible. En même
temps la non-violence avait atteint la limite ridicule de son courage :
s’exposer aux coups de l’ennemi, et pousser ensuite la grandeur morale jusqu’à
lui épargner la nécessité d’user à nouveau de sa force. Mais la donnée de base
est que le mouvement de droits civiques ne posait, par des moyens légaux, que
des problèmes légaux. Il est logique d’en appeler légalement à la loi. Ce qui
est irrationnel, c’est de quémander légalement devant l’illégalité patente,
comme si elle était un non-sens qui se dissoudra en étant montré du doigt. Il
est manifeste que l’illégalité superficielle, outrageusement visible, encore
appliquée aux Noirs dans beaucoup d’États américains, a ses racines dans une
contradiction économico-sociale qui n’est pas du ressort des lois existantes ;
et qu’aucune loi juridique future ne peut même défaire, contre les lois
plus fondamentales de la société où les Noirs américains finalement osent
demander de vivre. Les Noirs américains, en vérité, veulent la subversion
totale de cette société, ou rien. Et le problème de la subversion nécessaire
apparaît de lui-même dès que les Noirs en viennent aux moyens subversifs ; or
le passage à de tels moyens surgit dans leur vie quotidienne comme ce qui y est
à la fois le plus accidentel et le plus objectivement justifié. Ce n’est plus
la crise du statut des Noirs en Amérique ; c’est la crise du statut de
l’Amérique, posé d’abord parmi les Noirs. Il n’y a pas eu ici de conflit racial
: les Noirs n’ont pas attaqué les Blancs qui étaient sur leur chemin, mais
seulement les policiers blancs ; et de même la communauté noire ne s’est pas
étendue aux propriétaires noirs de magasins, ni même aux automobilistes noirs.
Luther King lui-même a dû admettre que les limites de sa spécialité étaient
franchies, en déclarant, à Paris en octobre, que « ce n’étaient pas des émeutes
de race, mais de classe ».
CRITIQUE DE L’URBANISME
(Supermarket à
Los Angeles, août 1965)
«
L’Amérique s’est aussitôt penchée sur cette nouvelle plaie. Depuis plusieurs
mois, sociologues, politiciens, psychologues, économistes, experts en tous
genres en ont sondé la profondeur… Ce n’est pas un “quartier” au sens propre du
terme, mais une plaine désespérément étendue et monotone… “l’Amérique à un
étage”, toute en largeur ; ce qu’un paysage américain peut avoir de plus morne
avec ses maisons à toit plat, ses boutiques qui vendent toutes la même chose,
ses débitants de “hamburgers”, ses stations-service, le tout dégradé par la
pauvreté et la crasse… La circulation automobile y est moins dense qu’ailleurs,
mais celle des piétons l’est à peine plus, tant les habitations semblent
dispersées et les distances décourageantes… Le passage des Blancs attire tous
les regards, des regards dans lesquels on lit sinon la haine, du moins le
sarcasme (“Encore des enquêteurs et autres sociologues qui viennent chercher
des explications au lieu de nous fournir du travail”, s’entend-on dire
souvent…) Quant au logement, il peut sans doute être amélioré matériellement,
mais on ne voit guère comment il sera possible d’empêcher les Blancs de fuir en
masse un quartier dès que des Noirs commencent à s’y installer. Ces derniers
continueront de se sentir laissés à eux-mêmes, surtout dans cette cité
démesurée qu’est Los Angeles, dépourvue de centre, sans même la foule où se
fondre, où les Blancs n’entrevoient leurs semblables qu’à travers le pare-brise
de leurs voitures… Le pasteur Martin Luther King parlant à Watts quelques jours
plus tard et appelant ses frères de couleur à “se donner la main”, quelqu’un
cria dans la foule : “Pour brûler…” C’est un spectacle réconfortant de voir à
quelque distance de Watts des quartiers dits de “classe moyenne” où des Noirs
de la nouvelle bourgeoisie tondent leur gazon devant des résidences de grand
confort.» Michel
Tatu (Le Monde,
3-11-65).
La révolte de
Los Angeles est une révolte contre la marchandise, contre le monde de la
marchandise et du travailleur-consommateur hiérarchiquement soumis aux
mesures de la marchandise. Les Noirs de Los Angeles, comme les bandes de jeunes
délinquants de tous les pays avancés, mais plus radicalement parce qu’à
l’échelle d’une classe globalement sans avenir, d’une partie du prolétariat qui
ne peut croire à des chances notables de promotion et d’intégration, prennent
au mot la propagande du capitalisme moderne, sa publicité de l’abondance.
Ils veulent tout de suite tous les objets montrés et abstraitement
disponibles, parce qu’ils veulent en faire usage. De ce fait ils en
récusent la valeur d’échange, la réalité marchande qui en est le moule,
la motivation et la fin dernière, et qui a tout sélectionné. Par le vol
et le cadeau, ils retrouvent un usage qui, aussitôt, dément la rationalité
oppressive de la marchandise, qui fait apparaître ses relations et sa
fabrication même comme arbitraires et non- nécessaires. Le pillage du quartier
de Watts manifestait la réalisation la plus sommaire du principe bâtard « À chacun selon ses faux besoins », les
besoins déterminés et produits par le système économique que le pillage
précisément rejette. Mais du fait que cette abondance est prise au mot, rejointe
dans l’immédiat, et non plus indéfiniment poursuivie dans la course du
travail aliéné et de l’augmentation des besoins sociaux différés, les vrais
désirs s’expriment déjà dans la fête, dans l’affirmation ludique, dans le potlatch
de destruction. L’homme qui détruit les marchandises montre sa supériorité
humaine sur les marchandises. Il ne restera pas prisonnier des formes
arbitraires qu’a revêtues l’image de son besoin. Le passage de la consommation
à la consummation s’est réalisé dans les flammes de Watts. Les grands
frigidaires volés par des gens qui n’avaient pas l’électricité, ou chez qui le
courant était coupé, est la meilleure image du mensonge de l’abondance devenu
vérité en jeu. La production marchande, dès qu’elle cesse d’être
achetée, devient critiquable et modifiable dans toutes ses mises en forme
particulières. C’est seulement quand elle est payée par l’argent, en tant que
signe d’un grade dans la survie, qu’elle est respectée comme un fétiche
admirable.
PLAYING WITH RIFLED CASH REGISTER
La société de
l’abondance trouve sa réponse naturelle dans le pillage, mais elle
n’était aucunement abondance naturelle et humaine, elle était abondance de
marchandises. Et le pillage, qui fait instantanément s’effondrer la marchandise
en tant que telle, montre aussi l’ultima ratio de la marchandise : la
force, la police et les autres détachements spécialisés qui possèdent dans
l’État le monopole de la violence armée. Qu’est-ce qu’un policier ? C’est le
serviteur actif de la marchandise, c’est l’homme totalement soumis à la
marchandise, par l’action duquel tel produit du travail humain reste une
marchandise dont la volonté magique est d’être payée, et non vulgairement un
frigidaire ou un fusil, chose aveugle, passive, insensible, qui est soumise au
premier venu qui en fera usage. Derrière l’indignité qu’il y a à dépendre du
policier, les Noirs rejettent l’indignité qu’il y a à dépendre des
marchandises. La jeunesse sans avenir marchand de Watts a choisi une autre qualité
du présent, et la vérité de ce présent fut irrécusable au point d’entraîner
toute la population, les femmes, les enfants et jusqu’aux sociologues présents
sur ce terrain. Une jeune sociologue noire de ce quartier, Bobbi Hollon,
déclarait en octobre au Herald Tribune : « Les gens avaient honte,
avant, de dire qu’ils venaient de Watts. Ils le marmonnaient. Maintenant ils le
disent avec orgueil. Des garçons qui portaient toujours leurs chemises ouvertes
jusqu’à la taille et vous auraient découpé en rondelles en une demi-seconde ont
rappliqué ici chaque matin à sept heures. Ils organisaient la distribution de
la nourriture. Bien sûr, il ne faut pas se faire d’illusion, ils l’avaient
pillée… Tout ce bla-bla chrétien a été utilisé contre les Noirs pendant trop
longtemps. Ces gens pourraient piller pendant dix ans et ne pas récupérer la
moitié de l’argent qu’on leur a volé dans ces magasins pendant toutes ces
années… Moi, je suis seulement une petite fille noire. » Bobbi Hollon, qui a
décidé de ne jamais laver le sang qui a taché ses espadrilles pendant les
émeutes, dit que « maintenant le monde entier regarde le quartier de Watts ».
Comment les
hommes font-ils l’histoire, à partir des conditions préétablies pour les
dissuader d’y intervenir ? Les Noirs de Los Angeles sont mieux payés que
partout ailleurs aux États-Unis, mais ils sont là encore plus séparés qu’ailleurs
de la richesse maximum qui s’étale précisément en Californie. Hollywood, le
pôle du spectacle mondial, est dans leur voisinage immédiat. On leur promet qu’ils
accéderont, avec de la patience, à la prospérité américaine, mais ils voient
que cette prospérité n’est pas une sphère stable, mais une échelle sans fin.
Plus ils montent, plus ils s’éloignent du sommet, parce qu’ils sont défavorisés
au départ, parce qu’ils sont moins qualifiés, donc plus nombreux parmi les
chômeurs, et finalement parce que la hiérarchie qui les écrase n’est pas
seulement celle du pouvoir d’achat comme fait économique pur : elle est une
infériorité essentielle que leur imposent dans tous les aspects de la vie
quotidienne les mœurs et les préjugés d’une société où tout pouvoir humain est
aligné sur le pouvoir d’achat. De même que la richesse humaine des Noirs
américains est haïssable et considérée comme criminelle, la richesse en argent
ne peut pas les rendre complètement acceptables dans l’aliénation américaine :
la richesse individuelle ne fera qu’un riche nègre parce que les Noirs dans
leur ensemble doivent représenter la pauvreté d’une société de richesse
hiérarchisée. Tous les observateurs ont entendu ce cri qui en appelait à la
reconnaissance universelle du sens du soulèvement : « C’est la révolution des
Noirs, et nous voulons que le monde le sache ! » Freedom now est le mot
de passe de toutes les révolutions de l’histoire ; mais pour la première fois,
ce n’est pas la misère, c’est au contraire l’abondance matérielle qu’il s’agit
de dominer selon de nouvelles lois. Dominer l’abondance n’est donc pas
seulement en modifier la distribution, c’est en redéfinir toutes les
orientations superficielles et profondes. C’est le premier pas d’une lutte
immense, d’une portée infinie.
Les Noirs ne
sont pas isolés dans leur lutte parce qu’une nouvelle conscience
prolétarienne (la conscience de n’être en rien le maître de son activité,
de sa vie) commence en Amérique dans des couches qui refusent le capitalisme
moderne, et de ce fait, leur ressemblent. La première phase de la lutte des
Noirs, justement, a été le signal d’une contestation qui s’étend. En décembre
1964, les étudiants de Berkeley, brimés dans leur participation au mouvement
des droits civiques, en sont venus à faire une grève qui mettait en cause le
fonctionnement de cette « multiversité » de Californie et, à travers ceci,
toute l’organisation de la société américaine, le rôle passif qu’on leur y
destine. Aussitôt on découvre dans la jeunesse étudiante les orgies de boisson
ou de drogue et la dissolution de la morale sexuelle que l’on reprochait aux
Noirs. Cette génération d’étudiants a depuis inventé une première forme de
lutte contre le spectacle dominant, le teach in, et cette forme a été
reprise le 20 octobre en Grande-Bretagne, à l’université d’Édimbourg, à propos
de la crise de Rhodésie. Cette forme, évidemment primitive et impure, c’est le
moment de la discussion des problèmes, qui refuse de se limiter dans le
temps (académiquement) ; qui ainsi cherche à être poussé jusqu’au bout, et ce
bout est naturellement l’activité pratique. En octobre des dizaines de milliers
de manifestants paraissent dans la rue, à New York et à Berkeley, contre la
guerre au Vietnam, et ils rejoignent les cris des émeutiers de Watts : « Sortez
de notre quartier et du Vietnam ! » Chez les Blancs qui se radicalisent, la
fameuse frontière de la légalité est franchie : on donne des « cours » pour
apprendre à frauder aux Conseils de Révision (Le Monde, 19 octobre
1965), on brûle devant la T.V. des papiers militaires. Dans la société de
l’abondance s’exprime le dégoût de cette abondance et de son prix. Le
spectacle est éclaboussé par l’activité autonome d’une couche avancée qui nie
ses valeurs. Le prolétariat classique, dans la mesure même où l’on avait pu
provisoirement l’intégrer au système capitaliste, n’avait pas intégré les Noirs
(plusieurs syndicats de Los Angeles refusèrent les Noirs jusqu’en 1959) ; et
maintenant les Noirs sont le pôle d’unification pour tout ce qui refuse la
logique de cette intégration au capitalisme, nec plus ultra de toute
intégration promise. Et le confort ne sera jamais assez confortable pour
satisfaire ceux qui cherchent ce qui n’est pas sur le marché, ce que le marché
précisément élimine. Le niveau atteint par la technologie des plus privilégiés
devient une offense, plus facile à exprimer que l’offense essentielle de la
réification. La révolte de Los Angeles est la première de l’histoire qui ait pu
souvent se justifier elle-même en arguant du manque d’air conditionné pendant
une vague de chaleur.
L’INTÉGRATION, À QUOI ?
Les Noirs ont en
Amérique leur propre spectacle, leur presse, leurs revues et leurs vedettes de couleur,
et ainsi ils le reconnaissent et le vomissent comme spectacle fallacieux, comme
expression de leur indignité, parce qu’ils le voient minoritaire, simple
appendice d’un spectacle général. Ils reconnaissent que ce spectacle de leur
consommation souhaitable est une colonie de celui des Blancs, et ils voient
donc plus vite le mensonge de tout le spectacle économico-culturel. Ils
demandent, en voulant effectivement et tout de suite participer à l’abondance,
qui est la valeur officielle de tout Américain, la réalisation
égalitaire du spectacle de la vie quotidienne en Amérique, la mise à l’épreuve
des valeurs mi-célestes mi-terrestres de ce spectacle. Mais il est dans
l’essence du spectacle de n’être pas réalisable immédiatement ni égalitairement
même pour les Blancs (les Noirs font justement fonction de caution
spectaculaire parfaite de cette inégalité stimulante dans la course à
l’abondance). Quand les Noirs exigent de prendre à la lettre le spectacle
capitaliste, ils rejettent déjà le spectacle même. Le spectacle est une drogue
pour esclave. Il n’entend pas être pris au mot, mais suivi à un infime degré de
retard (s’il n’y a plus de retard, la mystification apparaît). En fait, aux
États-Unis, les Blancs sont aujourd’hui les esclaves de la marchandise, et les
Noirs ses négateurs. Les Noirs veulent plus que les Blancs : voilà le
cœur d’un problème insoluble, ou soluble seulement avec la dissolution de cette
société blanche. Aussi les Blancs qui veulent sortir de leur propre esclavage
doivent rallier d’abord la révolte noire, non comme affirmation de couleur
évidemment, mais comme refus universel de la marchandise, et finalement de
l’État. Le décalage économique et psychologique des Noirs par rapport aux
Blancs leur permet de voir ce qu’est le consommateur blanc, et le juste mépris
qu’ils ont du blanc devient mépris de tout consommateur passif. Les Blancs qui,
eux aussi, rejettent ce rôle n’ont de chance qu’en unifiant toujours plus leur
lutte à celle des Noirs, en en trouvant eux-mêmes et en en soutenant jusqu’au
bout les raisons cohérentes. Si leur confluence se séparait devant la
radicalisation de la lutte, un nationalisme noir se développerait, qui
condamnerait chaque côté à l’affrontement selon les plus vieux modèles de la
société dominante. Une série d’exterminations réciproques est l’autre terme de
l’alternative présente, quand la résignation ne peut plus durer.
Les essais de
nationalisme noir, séparatiste ou pro-africain, sont des rêves qui ne peuvent
répondre à l’oppression réelle. Les Noirs américains n’ont pas de patrie. Ils
sont en Amérique chez eux et aliénés, comme les autres Américains, mais
eux savent qu’ils le sont. Ainsi, ils ne sont pas le secteur arriéré de la
société américaine, mais son secteur le plus avancé. Ils sont le négatif en
œuvre, « le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire en
constituant la lutte » (Misère de la philosophie). Il n’y a pas
d’Afrique pour cela.
Les Noirs
américains sont le produit de l’industrie moderne au même titre que
l’électronique, la publicité et le cyclotron. Ils en portent les
contradictions. Ils sont les hommes que le paradis spectaculaire doit à la fois
intégrer et repousser, de sorte que l’antagonisme du spectacle et de l’activité
des hommes s’avoue à leur propos complètement. Le spectacle est universel comme
la marchandise. Mais le monde de la marchandise étant fondé sur une opposition
de classes, la marchandise est elle-même hiérarchique. L’obligation pour la
marchandise, et donc le spectacle qui informe le monde de la
marchandise, d’être à la fois universelle et hiérarchique aboutit à une
hiérarchisation universelle. Mais du fait que cette hiérarchisation doit rester
inavouée, elle se traduit en valorisations hiérarchiques inavouables,
parce qu’irrationnelles, dans un monde de la rationalisation sans
raison. C’est cette hiérarchisation qui crée partout les racismes :
l’Angleterre travailliste en vient à restreindre l’immigration des gens de
couleur, les pays industriellement avancés d’Europe redeviennent racistes en
important leur sous-prolétariat de la zone méditerranéenne, en exploitant leurs
colonisés à l’intérieur. Et la Russie ne cesse pas d’être antisémite parce
qu’elle n’a pas cessé d’être une société hiérarchique où le travail doit être
vendu comme une marchandise. Avec la marchandise, la hiérarchie se recompose
toujours sous des formes nouvelles et s’étend ; que ce soit entre le dirigeant
du mouvement ouvrier et les travailleurs, ou bien entre possesseurs de deux
modèles de voitures artificiellement distingués. C’est la tare originelle de la
rationalité marchande, la maladie de la raison bourgeoise, maladie héréditaire
dans la bureaucratie. Mais l’absurdité révoltante de certaines hiérarchies, et
le fait que toute la force du monde de la marchandise se porte aveuglément et
automatiquement à leur défense, conduit à voir, dès que commence la pratique
négative, l’absurdité de toute hiérarchie.
Le monde
rationnel produit par la révolution industrielle a affranchi rationnellement
les individus de leurs limites locales et nationales, les a liés à l’échelle
mondiale ; mais sa déraison est de les séparer de nouveau, selon une logique
cachée qui s’exprime en idées folles, en valorisations absurdes. L’étranger
entoure partout l’homme devenu étranger à son monde. Le barbare n’est plus au
bout de la Terre, il est là, constitué en barbare précisément par sa
participation obligée à la même consommation hiérarchisée. L’humanisme qui
couvre cela est le contraire de l’homme, la négation de son activité et de son
désir ; c’est l’humanisme de la marchandise, la bienveillance de la marchandise
pour l’homme qu’elle parasite. Pour ceux qui réduisent les hommes aux objets,
les objets paraissent avoir toutes les qualités humaines, et les manifestations
humaines réelles se changent en inconscience animale. « Ils se sont mis
à se comporter comme une bande de singes dans un zoo », peut dire William
Parker, chef de l’humanisme de Los Angeles.
Quand « l’état
d’insurrection » a été proclamé par les autorités de Californie, les compagnies
d’assurances ont rappelé qu’elles ne couvrent pas les risques à ce niveau :
au-delà de la survie. Les Noirs américains, globalement, ne sont pas menacés
dans leur survie — du moins s’ils se tiennent tranquilles — et le capitalisme
est devenu assez concentré et imbriqué dans l’État pour distribuer des «
secours » aux plus pauvres. Mais du seul fait qu’ils sont en arrière
dans l’augmentation de la survie socialement organisée, les Noirs posent les
problèmes de la vie, c’est la vie qu’ils revendiquent. Les Noirs n’ont rien à assurer
qui soit à eux ; ils ont à détruire toutes les formes de sécurité et
d’assurances privées connues jusqu’ici. Ils apparaissent comme ce qu’ils sont
en effet : les ennemis irréconciliables, non certes de la grande majorité des
Américains, mais du mode de vie aliéné de toute la société moderne : le pays le
plus avancé industriellement ne fait que nous montrer le chemin qui sera suivi
partout, si le système n’est pas renversé.
« ALL THIS WORLD IS
LIKE THIS VALLEY CALLED JARAMA »
(CHANSON
DU BATAILLON LINCOLN)
« Les
milices populaires ont craqué devant les chars et les mitrailleuses dans les
quartiers nord de Saint-Domingue. Après quatre jours et quatre nuits de
violents et sanglants combats, les troupes du général Imbert ont finalement
réussi à pousser leur avance jusqu’aux approches de l’avenue Duarte et du
marché de Villa-Consuelo. À 6 heures du matin, mercredi, l’immeuble de
Radio-Santo-Domingo était pris d’assaut. Ce bâtiment, qui abrite aussi la
télévision, se trouve à 200 mètres au nord de l’avenue Francia et du corridor
tenu par les “marines”. Il avait été bombardé jeudi dernier par les chasseurs
du général Wessin… Des combats sporadiques se sont poursuivis toute la journée
de mercredi dans le nord-est de la ville mais la résistance populaire vient de
subir sa première défaite… Les civils se sont battus pratiquement tout seuls,
car peu de militaires ayant rallié le mouvement du colonel Camano se trouvaient
au nord du corridor. Les milices, dans ce secteur, sont surtout encadrées par
des ouvriers appartenant au Mouvement Populaire Dominicain, une organisation de
gauche. Leur sacrifice aura déjà fait gagner cinq jours, qui peuvent être
précieux pour le soulèvement du 24 avril…
Dans la basse ville, on dresse des barrages de bidons
d’huile assez dérisoires qui voudraient être des barricades, ou l’on s’embusque
derrière des camions de livraison renversés. Les armes sont disparates. Les
costumes aussi. On voit des civils en casque rond et bas, et des militaires en
calot… Les revolvers gonflent les poches des blue-jeans des employés et des
étudiants. Toutes les femmes décidées à combattre sont en pantalon… Des garçons
de seize ans serrent farouchement leur fusil contre leur poitrine comme s’ils
avaient attendu ce cadeau depuis le début du monde. Sans cesse,
Radio-Santo-Domingo lance des appels au peuple. On lui demande de se porter en
masse vers tel ou tel point de la ville où l’on redoute une attaque de Wessin…
C’est là, au débouché du pont Duarte et au carrefour de l’avenue du
Lieutenant-Amado-Garcia, que la foule se masse, cocktails Molotov en main. Elle
vient de la basse ville et aussi des quartiers nord. Elle paraît à la fois
insouciante et déterminée. Quand les chasseurs de Wessin apparaissent en
rase-mottes dans l’axe du pont, des milliers de poings se lèvent avec fureur
vers les appareils. Après le crépitement des rafales, des dizaines de corps
restent recroquevillés sur le sol, et la foule reflue vers les maisons. Mais
elle revient et chaque passage des appareils suscite la même explosion de
colère impuissante et de défi insensé, et laisse une nouvelle traînée de
cadavres. Mais il semble décidément qu’il faudrait tuer toute cette ville pour
lui faire quitter le pont Duarte. Le lundi 26 avril au matin, l’ambassadeur
Tapley Bennet Jr. est rentré de Floride. Le soir le “navire d’assaut” SS
Boxer avec quinze cents “marines” à bord arrive devant Saint-Domingue. »
Marcel Niedergang, dans Le Monde du
21-5-65 et du 5-6-65.
Certains des
extrémistes du nationalisme noir, pour démontrer qu’ils ne peuvent accepter
moins qu’un État séparé, ont avancé l’argument que la société américaine, même
leur reconnaissant un jour toute l’égalité civique et économique, n’arriverait
jamais, au niveau de l’individu, jusqu’à admettre le mariage interracial. Il
faut donc que ce soit cette société américaine qui disparaisse, en Amérique
et partout dans le monde. La fin de tout préjugé racial, comme la fin de tant
d’autres préjugés liés aux inhibitions, en matière de liberté sexuelle, sera
évidemment au-delà du « mariage » lui-même, au-delà de la famille bourgeoise,
fortement ébranlée chez les Noirs américains, qui règne aussi bien en Russie
qu’aux États-Unis, comme modèle de rapport hiérarchique et de stabilité d’un pouvoir
hérité (argent ou grade socio-étatique). On dit couramment depuis quelque
temps de la jeunesse américaine qui, après trente ans de silence, surgit comme
force de contestation, qu’elle vient de trouver sa guerre d’Espagne dans la
révolte noire. Il faut que, cette fois, ses « bataillons Lincoln » comprennent
tout le sens de la lutte où il s’engagent et la soutiennent complètement dans
ce qu’elle a d’universel. Les «excès» de Los Angeles ne sont pas plus une
erreur politique des Noirs que la résistance armée du P.O.U.M. à Barcelone, en
mai 1937, n’a été une trahison de la guerre anti-franquiste. Une révolte contre
le spectacle se situe au niveau de la totalité, parce que — quand bien
même elle ne se produirait que dans le seul district de Watts — elle est une
protestation de l’homme contre la vie inhumaine ; parce qu’elle commence au
niveau du seul individu réel et parce que la communauté, dont l’individu
révolté est séparé, est la vraie nature sociale de l’homme, la nature
humaine : le dépassement positif du spectacle.
internationale
situationniste. Numéro 10 -- Mars 1966.